Le disque est bien souvent le matériau de base à partir duquel s'écrit l"histoire : et à l'exception de quelques fortes individualités que le silence a transformées en héros mythologiques (Bolden, Fruscella ...), les musiciens qui n'ont passé que peu de temps dans les studios d'enregistrement, se condamnent bien souvent à passer leur éternité dans les coulisses de l'exploit. C'est le cas de René Thomas, dont les disques se comptent sur les doigts de la main, comme se comptent les allusions le concernant dans les livres d'Histoire du Jazz. Et tant pis pour les éloges prononcées par des commintés comme Sonny Rollins, Stan Getz, Lee Konitz, ou Kenny Clarke ; tant pis pour l'admiration que lui vouent tant de grands guitaristes (de Jim Hall, à Philip Catherine, Larry Coryell ou John Mac Laughlin) : René Thomas (1927-1975), manouche et génie, est un des grands oubliés de l'Histoire du Jazz.

Il a ses fidèles pourtant, aux quatre coins du monde, qui accueillent avec passion la moindre note ressuscitée, la moindre phrase sauvée de l'entropie, fussent-elles, ces notes et ces phrases, noyées dans un chaos sonore apocalyptique ; souffle, grincements, chuintements, crachements, gratouillis, et j'en passe. Nous sommes une poignée à archiver ainsi le moindre document privé ou radiographique susceptible de rendre un jour justice à un des plus grands jazzmen européens : il existe ainsi, de manière informelle, un véritable " fonds René Thomas " où dorment quelques trésors inestimables.

le disque que vous tenez entre les mains, produit par la RTBF à la demande de Florence Thomas, la fille de René, officialise et rend au public une partie de ce fonds, avec en prime un très bon travail de " nettoyage " : eh oui, les enregistrements immortalisés sur ce CD sont d'une qualité sonore plus qu'appréciable, ce qui le rend d'autant plus indispensable. Aucun autre disque ne pouvait évidemment prétendre au titre de Disque du Mois de Jazz In Time ce mois ci ! Tout chauvinisme mis à part, qui nierait l'aubaine jubilatoire que constitue cette collection d'inédits. Plus de 70 minutes de grâce guitaristique captées sur le vif au coeur de l'Europe bleue, telle que l'a vécu Thomas l'Incompris entre 1964 et 1974 - soit les dix dernières années de sa trop courte existence. Au fil des plages, la musique ne charrie ainsi d'Utrecht à Liège, de Willemshaven à Comblain-la-Tour. Et faut-il le dire, à coté des lumineuses envolées de René, ressuscitées, les prouesses techno-choses les plus mirifiques qu'éruptent les stars d'aujourd'hui ne semblent d'autant plus fadasses et vides. Comme semble vide et sans goût le sirop musical le plus onctueux (Earl Klugh & Cie), quand on le compare aux bouleversantes ballades que nous offre ici le même René, au sommet de son art : Body And Soul, Round Midnight, You Go To My Head, autant de véhicules au moyen desquels explose l'art lyrique et passionné du guitariste qui sut mieux qu'aucun autre insuffler aux harmonies et aux rythmes sophistiqués du Jazz moderne la chaleur vitale léguée à notre triste monde par cet autre manouche qui avait nom Django Reinhardt ! Ce mixage magistral entre l'Ancien et le Nouveau, ce marriage d'amour entre le Feu et le Concept, voilà sans doute la caractéristique majeure du jeu et du son inimitables de Thomas, et ce qui le différencie dès les premières notes de ses confrères et tout particulièrement de Jimmy Raney à qui on le compare si souvent. Django, René : manouches ! Etrangers. Terriblement présent et terriblement ailleurs à la fois. Passeurs. Les sots riaient quand René disait le plus sérieusement du monde qu'il ne se sentait jamais plus inspiré pour jouer et pour composer ... qu'aux chiottes ! Comment auraient ils pu deviner que tandis qu'eux mêmes pataugaient dans les ordures, les vraies, souriant tristement derrière ses incroyables lunettes d'écailles, René Thomas, poète, invitait le cosmos tout entier à brûler avec lui ?

Seize ans déjà que René a quitté, en douce, ce bastringue d'indifférence et de bétise, comme l'avaient fait avant lui son ami Bobby Jaspar, puis son Père et Maître Raoul Faisant. Seize ans et pourtant, en écoutant et en réécoutant ce disque, dix mille gamin(e)s vont recevoir en ces jours de vin et de rose la plus vivante des leçons. Leçon de guitare, bien sûr, leçon de musique, leçon de vie sur lesquelles le temps n'aura jamais de prise. Jazz !